Dans la cuisine de Susanne Tobler, tout tourne autour de processus biologiques, chimiques et physiques. Tastelab, son entreprise de catering, a maintes fois tenu un mini-pop-up au FEM de Davos. Elle nous parle de sa méthode de travail, de flexibilité en 2020 et du futur de l'alimentation.

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Susanne Tobler: physicienne EPF et cuisinière passionnée. Avec son partenaire d’affaires Remo Gisi, elle dirige la société de catering Tastelab.

Dans votre entreprise, tout n'est que cuisine et science. Pouvez-vous nous parler un peu de votre cuisine?

La physique et la chimie sont présentes dans tout ce que j'entreprends dans la vie. Les processus culinaires et les associations de goûts reposent sur des mécanismes biologiques, chimiques et physiques. C'est pour moi une évidence omniprésente. Que je prépare le repas du soir à la maison ou un grand catering pour le FEM. Notre approche chez Tastelab est d'essayer de comprendre le fonctionnement des choses à la base et d'utiliser ensuite ce savoir pour d'autres combinaisons et modes de préparation.

Pouvez-vous nous donner un exemple?

Certainement. Nous avions reçu une commande pour un petit déjeuner en catering. Nous avons planché sur des produits classiques du petit déjeuner et avons finalement retenu le Nutella. Après avoir analysé la fabrication du Nutella et déterminé ses composants et leurs interactions chimiques, nous nous sommes demandé comment créer un propre produit à partir de là. Il nous est venu l'idée d'un Nutella vert à la pistache à base de pistaches et de beurre de cacao au lieu de noisettes et de poudre de cacao. Avec un procédé identique à celui de l'original. L'approche est toujours la même: nous prenons un produit et un processus que nous connaissons et essayons de leur trouver d'autres applications.

Portrait

Susanne Tobler

L'an dernier, la physicienne de l'EPF et cuisinière passionnée s'est retrouvée, avec sa société de catering, dans la même situation que bon nombre de ses collègues. C'était le calme plat, voire absolu. Avec son associé, elle a cherché de nouveaux domaines d'activité afin d'exploiter ses connaissances scientifiques et culinaires dans d'autres cadres. C'est ainsi que Tastelab a lancé une appli de cuisine avec des fonctions de conversion et de calcul destinées aux cuisiniers professionnels.

tastelab.ch

Savoir

Appli Tastelab: tout un savoir culinaire

Cette appli mobile contient des faits et des chiffres culinaires sous une forme accessible. Forte du savoir scientifiquement étayé qu'elle contient, elle constitue un outil de référence précieux pour les cuisiniers professionnels et les amateurs avertis.

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Cela semble passionnant.

C'est le cas. Je vais prendre un autre exemple: la fermentation. Nous connaissons tous la choucroute et le kimchi. Là encore, on peut se demander ce qu'est une lacto-fermentation et pourquoi cela fonctionne avec un chou commun ou chinois et pas avec d'autres produits. Nous préférons nous baser sur des principes culinaires plutôt que sur des recettes. Une recette ne fonctionne à mes yeux que dans un contexte précis. Ce que nous voulons, c'est comprendre le principe et être capables de l'adapter à chaque denrée.

Vous êtes sûrement aussi attirée par l'expérimentation et l'exploration?

En effet. Pour notre dernier restaurant pop-up en date, nous voulions fabriquer une huile au basilic. Elle devait être verte et avoir le goût de basilic. Je commence toujours par lire des livres, vu que la cuisine, c'est aussi de la science. Dans ce casci, je voulais comprendre ce qu'est un colorant vert et une substance aromatique. En lisant, j'ai découvert quelles étaient la température et le temps de cuisson optimaux. C'était aussi la base de notre appli: transmettre le savoir – du moins l'essence de notre savoir – généralement sous la forme de chiffres, de données, de temps et d'interactions. L'appli permet par exemple de vérifier quelle est la combinaison de temps et de température optimale et le processus idéal pour obtenir des huiles savoureuses.

Dès lors, on recherche des recettes en vain?

Des exemples de recettes sont certainement inclus. Il est toujours universel que l’on sache que cela vaut, par exemple, pour toutes les herbes solides.

Qui peut profiter de l'appli Tastelab?

Les cuisiniers professionnels autant que les amateurs avertis. La présentation est «léchée» mais sobre, sans photos ni vidéos. L'appli prend le relais de ce que les gens savent déjà, en complétant avec des chiffres et des faits.

Une des motivations pour le développement de l’appli était que vous manquiez vous-même de connaissances fiables pour la cuisine.

Oui, un des projets qui nous a donné l’impulsion fut notre Shelf Life, qui concerne la conservation des aliments. Avec un arrière-plan scientifique, nous nous sommes demandé, comment les aliments deviennent conservables. Il existe différents principes, tels que saler, mettre en saumure, confire, sécher, congeler, mariner ou fermenter. Nous voulions comprendre le principe pour que nous puissions l’utiliser de manière universelle. J’ai lu des dizaines de livres. Je suis tombée sur de nombreuses recettes et il était difficile de savoir quel est le principe sous-jacent, si je souhaite, par exemple, faire fermenter quelque chose. Pour nous, il était clair que nous allions développer l’appli déjà rien que pour nous-mêmes. Ce qui est aussi pratique dans la version numérique par rapport au livre, c’est que les données peuvent être converties automatiquement. Tous les cuisiniers avec lesquels nous avons travaillé au fil des ans ont confirmé que c’était un besoin pour eux. Comme nous faisons tout en interne – nous avons commencé le développement il y a deux ans et avons appris à programmer des applis.

Que vous a appris l'année 2020?

L'importance d'avoir un large éventail de centres d'intérêt et de compétences et une bonne dose de flexibilité. Nous appliquons ce principe depuis cinq ans et avons lancé les choses les plus diverses dans l'inter- valle, entre pop-up, réaffectations temporaires de restaurants, catering, conseils et développement d'une appli. En fait, nous avions le projet d'ouvrir un bistrot à l'été 2020. En début d'année, quand la construction a commencé, nous avons compris que le projet n'était plus viable en raison de la situation des investisseurs et avons jeté l'éponge. Notre capacité à nous adapter à la situation avec autant de flexibilité nous est très utile. Pour le reste, nous n'avons pas de bureau fixe, nous travaillons dans des espaces de coworking. Et nous louons la cuisine à des caterers. Pour les tests ordinaires, j'utilise ma cuisine à la maison.

Vous avez donc une structure très légère?

Oui, tout à fait. Mon associé, Remo Gisi, est informaticien au départ et a appris à programmer des applis. Au début du confinement, nous avons très vite décidé de nous concentrer davantage sur les produits numériques. À mon sens, il est actuellement très important de pouvoir utiliser ses compétences autrement. Nous sommes toujours en pleine mutation. Cet été, nous avons reçu des demandes pour du catering, mais nous avons refusé. Rien n'est jamais rectiligne. Mais cela aide d'avoir de la flexibilité, de l'enthousiasme et un sens de l'innovation, si l'on veut pouvoir tirer parti du vide pour faire de nouvelles choses. Nous sommes en train de travailler sur une autre appli que nous n'aurions normalement pas développée, puisque nous nous serions occupés du bistrot. J'ai appris que notre savoir peut prendre des formes complètement différentes. Pas forcément celle d'un restaurant ou d'une activité de catering, il peut s'agir tout aussi bien d'un service de conseil ou d'un produit numérique.

L'alimentation du futur fera-t-elle aussi partie de ce travail?

Absolument. Lors du FEM de l'an dernier, nous avons monté pour la quatrième fois une exposition en collaboration avec l'EPF, cette fois sur le thème «Futur de l'alimentation dans le contexte de la durabilité et de la numérisation». Elle a remporté un grand succès et a essaimé en une quantité d'autres projets. Cette approche, qui prône un emploi accru de produits végétaux, est le ferment de nouveaux produits et conseils numériques.

Susanne-Tobler-Tastelab
J’ai appris, l’année dernière, que notre savoir peut prendre des formes très différentes.

Susanne Tobler

Co-propriétaire de Tastelab

En 2050, nous penserons que notre consommation actuelle est absurde.

Susanne Tobler

Co-propriétaire de Tastelab

Qu'aurons-nous à la carte en 2050 et quelles nouveautés nous proposera-t-on?

Les substituts de viande occupent le devant de la scène aujourd'hui, mais l'éventail est bien plus large. Il y aura encore bien plus de produits végétaux. Je crois que quand nous repenserons en 2050 à ce que nous consommons actuellement, nous trouverons cela absurde. Si j'achète une poitrine de poulet aujourd'hui, je ne sais pas vraiment dans quelles conditions s'est fait l'élevage. Je suis sûre que nous saurons tout de l'origine et de l'historique d'élevage. La dimension environnementale revêt une importance croissante dans la production alimentaire. L'accent sera mis sur des produits tout à fait différents. C'est là que nous aimerions entrer en scène, en remplaçant des ingrédients sans nuire au goût ni à la qualité.

Selon vous, en quoi le coronavirus va-t-il changer la branche?

Je crois que plus la sortie de crise sera longue, plus ce sera difficile. En début d'année, nous avons cru que nous allions pouvoir nous sortir d'affaire sur le plan tant privé que professionnel après quelques mois de situation exceptionnelle. Même quand nous avons lancé les produits numériques, nous nous sommes demandé si nous pouvions en vivre. C'est dire si nous pensions que la situation serait très temporaire. Plus le temps a passé et plus les grands projets ont passé à la trappe, plus il devenait clair que l'horizon se bouchait. Le grand défi, c'est la durée du problème. Je crains qu'il n'y ait quelques faillites, mais je suis heureuse de voir que de nombreux établissements gastronomiques ont rapidement basculé vers la livraison à domicile, la restauration d'entre- prise et d'autres solutions.

Autre chose que vous aimeriez partager avec nos lecteurs?

Ce que je n’ai pas encore mentionné, c’est que nous avons développé une deuxième appli qui est gratuite. Elle s’appelle Useful Units. Ce fut notre petit projet de confinement, aussi pour notre propre usage. Nous étions souvent à la maison en train de cuisiner et pâtisser. Nous avons utilisé des recettes du monde entier. Spécialement avec les recettes de la région américaine, on a souvent des unités qui sont assez fastidieuses à convertir. Avec cette appli, on peut soit prendre une photo, soit télécharger une capture d’écran et l’appli reconnait automatiquement le texte, toutes les unités et les ingrédients et les convertit automatiquement dans les unités souhaitées. Par rapport à Tastelab, cette appli s’adresse à tout le monde – des cuisiniers amateurs aux cuisiniers professionnels qui s’inspirent en ligne.

Photos: Tastelab

Notre projet de confinement: une deuxième appli.

Susanne Tobler

Co-propriétaire de Tastelab

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Latifa Pichler

Auteure

Une cerise restera aussi longtemps mémorable sur un habit qu’un délicieux repas.

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